Simenon, Georges - Liberty Bar Страница 3

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— Alors, vous avez hésité… Vous avez pesé le pour et le contre, pendant trois jours, en présence du cadavre qui devait être étendu sur le divan du hall…

— Pendant deux jours ! C’est le deuxième jour que nous l’avons enterré…

— À vous deux ! Puis vous avez ramassé ce qu’il y avait de plus précieux dans la maison et… Au fait, où vouliez-vous aller ?

— N’importe où ! À Bruxelles, ou à Londres…

— Vous aviez déjà conduit la voiture ? demanda Maigret à Gina.

— Jamais ! Mais je l’avais déjà mise en marche dans le garage !

De l’héroïsme, en somme ! C’était presque hallucinant, ce départ-là, le cadavre dans le jardin, les trois lourdes valises, et la voiture qui faisait des embardées…

Maigret commençait à en avoir assez de l’atmosphère, de l’odeur de musc, de la lumière rougeâtre qui filtrait de l’abat-jour.

— Vous permettez que je jette un coup d’œil dans la maison ?

Elles avaient repris leur aplomb, leur dignité. Peut-être même étaient-elles déroutées par ce commissaire qui prenait les choses si simplement, qui avait l’air, au fond, de trouver les événements tout naturels !

— Vous excuserez le désordre, n’est-ce pas ?

Et comment ! D’ailleurs, cela ne pouvait s’appeler du désordre. C’était quelque chose de sordide ! Cela tenait de la tanière où les bêtes vivent dans leur odeur au milieu de restes de mangeaille et de déjections, mais cela tenait aussi de l’intérieur bourgeois, avec ses boursouflures orgueilleuses.

À une patère, dans le hall, il y avait un vieux pardessus de William Brown. Maigret fouilla les poches, retira une paire de gants usés, une clé, une boîte de cachous.

— Il mangeait du cachou ?

— Quand il avait bu, pour que nous ne le sachions pas par son haleine ! Car on lui défendait le whisky… La bouteille était toujours cachée…

Au-dessus de la patère, une tête de cerf, avec ses bois. Et plus loin, un guéridon de rotin avec un plateau en argent pour les cartes de visite !

— Il avait mis ce pardessus-ci ?

— Non ! Sa gabardine…

Les volets de la salle à manger étaient fermés. La pièce ne servait que de remise, et Brown avait dû se livrer à la pêche, car il y avait par terre des casiers à homards.

Puis la cuisine, où le fourneau n’avait jamais été allumé. C’était le réchaud à alcool qui fonctionnait. Près de lui, cinquante ou soixante bouteilles vides, qui avaient contenu de l’eau minérale.

— L’eau d’ici est trop calcaire et…

L’escalier, avec un tapis usé, maintenu par des barres de cuivre. Il suffisait de suivre le musc à la piste pour atteindre la chambre de Gina.

Pas de salle de bains, pas de cabinet de toilette. Des robes en désordre sur le lit, qui n’avait pas été fait. C’est là qu’on avait trié les vêtements pour n’emporter que les meilleurs.

Maigret préféra ne pas entrer chez la vieille.

— Nous sommes parties si précipitamment… J’ai honte de vous montrer la maison dans un tel état.

— Je reviendrai vous voir.

— Nous sommes libres ?

— C’est à dire que vous ne retournerez pas en prison… Du moins pour le moment… Mais si vous tentiez de quitter Antibes…

— Jamais de la vie !

On le reconduisait à la porte. La vieille se souvenait des bonnes manières.

— Un cigare, monsieur le commissaire ?

Gina allait plus loin ! Est-ce qu’il ne fallait pas s’assurer la sympathie d’un homme aussi influent ?

— Vous pourriez d’ailleurs emporter la boîte. William ne les fumera plus…

Ça ne s’invente pas ! Dehors, Maigret en était comme ivre ! Il avait à la fois envie de rire et de serrer les dents ! La grille franchie, on avait, en se retournant, une image tellement différente de la villa, toute blanche dans la verdure !

La lune était juste à l’angle du toit. À droite, la mer brillante, et les mimosas qui frémissaient…

Il avait sa gabardine sous le bras. Il rentra à l’Hôtel Bacon sans penser, en proie à des impressions vagues, tantôt pénibles et tantôt comiques.

— Sacré William !

Il était tard. Il n’y avait déjà plus personne dans la salle à manger, hormis une serveuse qui attendait en lisant le journal. C’est alors qu’il s’avisa que ce n’était pas sa gabardine à lui qu’il avait emportée, mais celle de Brown, crasseuse, tachée d’huile et de cambouis.

Dans la poche de gauche, il y avait une clé anglaise, dans celle de droite, une poignée de monnaie et quelques piécettes carrées, en cuivre, marquées d’un chiffre.

Des jetons servant dans ces machines à sous qui se trouvent sur le comptoir des petits bars.

Il y en avait une dizaine.

— Allô !… Ici, l’inspecteur Boutigues… Voulez-vous que j’aille vous prendre à votre hôtel ?

Il était neuf heures du matin. Depuis six heures, Maigret avait ouvert sa fenêtre et dormait d’une façon intermittente, voluptueuse, avec la conscience que la Méditerranée s’étalait devant lui.

— Pour quoi faire ?

— Vous ne voulez pas voir le cadavre ?

— Oui… Non… Peut-être après midi… Téléphonez-moi à l’heure du déjeuner…

Il avait besoin de s’éveiller. Dans cette atmosphère matinale, les histoires de la veille ne lui paraissaient plus si réelles. Et il se souvenait des deux femmes comme d’un cauchemar imprécis.

Elles n’étaient pas encore levées, elles ! Et si Brown eût vécu, il eût été occupé à tripoter dans son jardin ou au garage ! Tout seul ! Pas lavé ! Et le café froid attendant sur le réchaud éteint !

Tout en se rasant, il aperçut les jetons, sur la cheminée. Il dut faire un effort pour se souvenir de ce qu’ils représentaient dans cette histoire.

— Brown est allé faire sa neuvaine et a été tué, soit avant de remonter en auto, soit dans l’auto, soit en traversant le jardin, soit dans la maison…

Sa joue gauche était déjà débarrassée du savon quand il grommela :

— Brown n’allait certainement pas dans les petits bistrots d’Antibes… On me l’aurait dit…

Et, d’autre part, Gina n’avait-elle pas découvert qu’il garait sa voiture à Cannes ?

Un quart d’heure plus tard, il téléphonait à la police cannoise.

— Commissaire Maigret, de la PJ… Pouvez-vous me donner la liste des bars qui ont des machines à sous ?

— Il n’y en a plus ! Elles ont été supprimées il y a deux mois, par décret préfectoral… Vous n’en trouverez plus sur la Côte d’Azur…

Il demanda à sa logeuse où il pourrait rencontrer un taxi.

— Pour aller où ?

— À Cannes !

— Alors, pas besoin de taxi. Vous avez un autobus toutes les trois minutes, place Macé…

C’était vrai. La place Macé était encore plus gaie que la veille, dans le soleil du matin. Brown devait passer par là quand il conduisait ses deux femmes au marché.

Maigret prit l’autobus. Une demi-heure plus tard il était à Cannes, où il se rendait au garage qu’on lui avait désigné. C’était près de la Croisette. Du blanc partout. D’immenses hôtels blancs ! Des magasins blancs. Des pantalons blancs et des robes blanches. Des voiles blanches sur la mer.

À croire que la vie n’était plus qu’une féerie pour music-hall, une féerie blanche et bleue.

— C’est ici que M. Brown remisait sa voiture ?

— Ça y est !

— Qu’est-ce qui y est ?

— On va me faire des ennuis ! Je m’en suis douté quand j’ai appris qu’on l’avait assassiné… C’est ici, oui !… Je n’ai rien à cacher… Il m’amenait la bagnole le soir et venait la reprendre huit ou dix jours après…

— Ivre mort ?

— Comme je l’ai toujours vu, quoi !

— Et vous ne savez pas où il allait ensuite ?

— Quand ? Après avoir laissé sa voiture ? Je n’en sais rien !

— Il vous la faisait nettoyer, mettre en état ?

— Rien du tout ! Il y a un an que l’huile n’a pas été vidangée.

— Qu’est-ce que vous pensez de lui ?

Le garagiste haussa les épaules.

— Rien du tout !

— Un original ?

— Il y en a tant sur la Côte qu’on est habitué ! On ne les remarque même plus… Tenez ! Pas plus tard qu’hier, une jeune fille américaine est venue me demander de lui carrosser une voiture en forme de cygne… Du moment qu’elle paie !…

Restaient les machines à sous ! Maigret entra dans un bar, près du port, où il n’y avait que des matelots de yacht.

— Vous n’avez pas de machine à sous ?

— On les a interdites il y a un mois… Mais on va nous livrer un nouveau modèle, qu’on mettra deux ou trois mois à interdire…

— Il n’y en a plus nulle part ?

Le patron ne dit ni oui ni non.

— Qu’est-ce que vous prenez ?

Maigret prit un vermouth. Il regardait les yachts alignés dans le port, puis les matelots qui portaient le nom de leur bateau brodé sur le tricot.

— Vous ne connaissez pas Brown ?

— Quel Brown ?… Celui qu’on a tué ?… Il ne venait pas ici…

— Où allait-il ?

Geste vague. Le patron servait ailleurs. Il faisait chaud. Bien qu’on ne fût qu’en mars, la peau était moite, avec une odeur d’été.

— J’ai entendu parler de lui, mais je ne sais plus par qui ! vint dire le bistrot, une bouteille à la main.

— Tant pis ! Ce que je cherche, c’est une machine à sous…

Brown avait son imperméable sur lui pendant sa neuvaine. Or, à ses retours, il était plus que probable que ses poches fussent fouillées par les deux femmes.

Donc, les jetons dataient de la dernière neuvaine…

Tout cela était vague, inconsistant. Puis il y avait ce soleil qui donnait à Maigret l’envie de s’asseoir à une terrasse, comme les autres, et de regarder les bateaux qui bougeaient à peine sur l’eau plate.

Des tramways clairs… De belles autos… Il découvrit la rue commerçante de la ville, parallèle à la Croisette…

— Seulement, grogna-t-il, si Brown faisait ses neuvaines à Cannes, ce n’était pas ici…

Il marcha. Il s’arrêtait de temps en temps pour pénétrer dans un bar. Il buvait un vermouth et parlait des machines à sous.

— C’est périodique ! Tous les trois mois on les rafle… Puis on en installe d’autres et l’on est tranquille pour trois mois…

— Vous ne connaissez pas Brown ?

— Le Brown qui a été assassiné ?

C’était monotone. Il était plus de midi. Le soleil tombait d’aplomb dans les rues. Maigret avait envie d’aborder un sergent de ville, comme un voyageur en bombe, et de lui demander : « Où est le quartier où l’on rigole ? »

Si Mme Maigret avait été là, elle aurait trouvé qu’il avait les yeux un peu trop brillants, à cause de tous ces vermouths.

Il contourna un angle, puis un autre. Et soudain ce ne fut plus Cannes, avec ses grands immeubles blancs dans le soleil, mais un monde nouveau, des ruelles larges d’un mètre, du linge tendu sur des fils de fer, d’une maison à l’autre.

À droite, une enseigne : Aux Vrais-Marins.

À gauche, une enseigne : Liberty-Bar.

Maigret entra aux Vrais-Marins, commanda un vermouth, debout devant le zinc.

— Tiens ! Je croyais que vous aviez une machine à sous.

— On avait !

Il avait la tête lourde, les jambes molles d’avoir tourné en rond dans la ville.

— Pourtant certains en ont encore !

— Certains, oui ! grommela le garçon en donnant un coup de torchon sur le comptoir. Il y en a toujours qui passent à travers. Seulement, ça ne nous regarde pas, n’est-ce pas ?…

Et il regarda du côté de la rue, répondit à une nouvelle question de Maigret :

— Deux francs vingt-cinq… Je n’ai pas de monnaie à vous rendre…

Alors le commissaire poussa la porte du Liberty-Bar.

III

La filleule de William

La pièce, qui était vide, n’avait pas plus de deux mètres de large sur trois mètres de profondeur. Il fallait descendre deux marches, car elle était en contrebas.

Un comptoir étroit. Une étagère garnie d’une douzaine de verres. La machine à sous. Et, enfin, deux tables.

Au fond, une porte vitrée, garnie de rideaux de tulle. Derrière ce rideau, on devinait des têtes qui bougeaient. Mais personne ne se leva pour accueillir le client. Une voix de femme, seulement, cria :

— Qu’est-ce que vous attendez ?

Et Maigret entra. Il fallait encore descendre une marche, et la fenêtre, au ras du sol de la cour, ressemblait à un soupirail. Dans la lumière indécise, le commissaire vit trois personnes autour d’une table.

La femme qui avait crié et qui continuait à manger le regardait comme lui-même avait l’habitude de regarder les gens, calmement, sans perdre un détail.

Les coudes sur la table, elle soupira enfin en désignant un tabouret du menton :

— Vous y avez mis le temps !

Près d’elle, il y avait un homme que Maigret ne voyait que de dos, un homme en uniforme de marin très propre. Ses cheveux clairs étaient coupés court sur la nuque. Il portait des manchettes.

— Mange à ton aise, lui dit la femme. Ce n’est rien…

Enfin, à l’autre bout de la table, une troisième personne, une jeune femme au teint mat dont les grands yeux fixaient Maigret avec méfiance.

Elle était en peignoir. On lui voyait tout le sein gauche, mais personne n’y prenait garde.

— Asseyez-vous ! Vous permettez qu’on continue à déjeuner ?

Avait-elle quarante-cinq ans ? Cinquante ? Ou plus ? C’était difficile à dire. Elle était grasse, souriante, sûre d’elle. On sentait que rien ne l’effrayait, qu’elle avait tout vu, tout entendu, tout ressenti.

Un regard lui avait suffi pour deviner ce que Maigret venait faire. Et elle ne s’était même pas levée. Elle coupait de grosses tranches à même un gigot qui retint un moment l’attention de Maigret, car il en avait rarement vu d’aussi onctueux.

— Alors, comme ça, vous êtes de Nice, d’Antibes ?… Je ne vous ai jamais vu…

— Police judiciaire, de Paris…

— Ah !

Et ce « ah ! » disait qu’elle comprenait la différence, appréciait le rang du visiteur.

— Ce serait donc vrai ?

— Quoi ?

— Que William était quelque chose comme un grand personnage…

Maintenant, Maigret voyait le matelot de profil. Ce n’était pas un matelot ordinaire. Son uniforme était de drap fin. Il portait un galon doré, un écusson aux armes d’un club à sa casquette. Il paraissait ennuyé de se trouver là. Il mangeait sans rien regarder d’autre que son assiette.

— Qui est-ce ?

— On l’appelle toujours Yan… Je ne sais même pas son nom… Il est steward à bord de l’Ardena, un yacht suédois qui vient chaque année passer l’hiver à Cannes… Yan est le maître d’hôtel… N’est-ce pas, Yan ?… Monsieur est de la police… Je t’ai déjà raconté l’histoire de William…

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