Simenon, Georges - La guinguette à deux sous Страница 5

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Maigret n’aimait pas rester à Paris sans sa femme. Il mangeait, sans appétit, dans le premier restaurant venu, et il lui arriva de coucher à l’hôtel pour ne pas rentrer chez lui.

L’histoire avait commencé par un chapeau haut de forme que Basso essayait dans le magasin ensoleillé du boulevard Saint-Michel. Un rendez-vous avenue Niel, dans une garçonnière. Une noce le soir, à la guinguette à deux sous. Une partie de bridge et le drame inattendu…

Quand les gendarmes étaient arrivés, là-bas, sur les lieux, Maigret, qui n’était pas en mission officielle, leur avait laissé prendre leurs responsabilités. Ils avaient arrêté le marchand de charbon. Le Parquet avait été avisé.

Une heure plus tard, Marcel Basso était assis dans la petite gare de Seineport, entre deux brigadiers. La foule du dimanche attendait le train. Le brigadier de droite lui avait offert une cigarette.

Les lampes étaient allumées. La nuit était presque complète. Et voilà qu’au moment où le train entrait en gare et où tout le monde se pressait au bord du quai, Basso bousculait ses gardiens, s’élançait à travers la foule, traversait la voie et fonçait vers un bois proche !

Les gendarmes n’en croyaient pas leurs yeux. Quelques instants auparavant il était si calme, comme avachi, entre eux deux !

Maigret apprit cette fuite en arrivant à Paris. Et ce fut une nuit désagréable pour tout le monde. Aux environs de Morsang et de Seineport, la gendarmerie battait les campagnes, barrait les routes, surveillait les gares et questionnait tous les chauffeurs d’autos. Le filet s’étendit sur presque tout le département et les promeneurs dominicaux s’étonnaient, en rentrant, des renforts de police garnissant les portes de Paris.

En face de la maison des Basso, quai d’Austerlitz, deux hommes de la Police judiciaire. Deux hommes aussi devant l’immeuble où les Feinstein avaient leur appartement privé, boulevard des Batignolles.

Le lundi matin, descente du Parquet à la guinguette à deux sous, et Maigret dut y assister, discuter longuement avec les magistrats.

Lundi soir : rien ! Quasi-certitude que Basso était parvenu à passer à travers le filet et à se réfugier à Paris ou dans une ville des environs, comme Melun, Corbeil, Fontainebleau.

Mardi matin, rapport du médecin légiste : coup de feu tiré à une distance d’environ trente centimètres. Impossible de déterminer si le coup a été tiré par Feinstein lui-même ou par Basso.

Mme Feinstein reconnaît l’arme comme lui appartenant. Elle ignorait que son mari l’eût en poche. D’habitude, le revolver se trouvait, chargé, dans la chambre de la jeune femme.

Interrogatoire, boulevard des Batignolles. L’appartement est banal, sans luxe, très « petites gens ». Propreté douteuse. Une seule bonne à tout faire.

Mme Feinstein pleure ! Elle pleure ! Elle pleure ! C’est à peu près sa seule réponse, avec des : « Si j’avais su !…»

Il n’y a que deux mois qu’elle est la maîtresse de Basso. Elle l’aime !

— Vous avez eu d’autres amants avant lui ?

— Monsieur !…

Mais elle en a eu d’autres, c’est certain ! Une femme à tempérament ! Feinstein ne pouvait lui suffire.

— Depuis combien de temps êtes-vous mariée ?

— Huit ans !

— Votre mari était au courant de votre liaison ?

— Oh ! non.

— Il ne la soupçonnait pas un peu ?

— Jamais de la vie !

— Vous croyez qu’il a été capable de menacer Basso de son arme en apprenant quelque chose ?

— Je ne sais pas… C’était un homme très étrange, très renfermé…

Évidemment, un ménage où ne régnait pas la plus grande intimité. Feinstein pris par ses affaires, Mado courant les magasins et les garçonnières.

Et un Maigret morne poursuivait l’enquête la plus traditionnelle, questionnait la concierge, les fournisseurs, le gérant de la chemiserie, boulevard des Capucines.

De tout cela se dégageait une impression un peu écœurante de banalité avec, par ailleurs, quelque chose d’équivoque.

Feinstein avait commencé par une toute petite chemiserie, avenue de Clichy. Puis, un an après son mariage, il avait repris une assez grosse affaire des Boulevards, en se faisant aider par les banques.

Depuis lors, c’était l’histoire de toutes les affaires qui manquent de base, les échéances plus que difficiles, les traites protestées, les expédients, les démarches humiliantes de fin de mois.

Rien de véreux. Rien de malpropre. Mais rien de solide non plus.

Et le ménage, boulevard des Batignolles, devait de l’argent à tous les fournisseurs.

Deux heures durant, dans le petit bureau du mort, derrière la chemiserie, Maigret eut le courage de se plonger dans les livres. Il ne découvrit rien d’anormal à une époque correspondant au crime dont Jean Lenoir avait parlé la veille de son exécution.

Pas de rentrées d’argent importantes. Pas de voyage. Pas d’achat particulier.

Rien enfin ! De la grisaille ! Une enquête qui piétinait.

La démarche la plus ennuyeuse fut à Morsang, auprès de Mme Basso, dont l’attitude étonna le commissaire. Elle n’était pas abattue. Triste, certes ! Mais pas désespérée ! Et d’une dignité qu’on ne pouvait pas attendre d’elle.

— Mon mari a certainement eu ses raisons pour reprendre la liberté de ses mouvements.

— Vous ne le croyez pas coupable ?

— Non !

— Pourtant cette fuite… Il ne vous a pas donné signe de vie ?

— Non !

— Combien d’argent avait-il sur lui ?

— Pas plus de cent francs !

Quai d’Austerlitz, c’était tout le contraire de la chemiserie. Le commerce de charbons rapportait bon an mal an dans les cinq cent mille francs. Des bureaux et des chantiers bien ordonnés. Trois péniches sur l’eau. Et cela datait du père de Marcel Basso, qui n’avait fait qu’agrandir l’affaire.

Le temps n’était pas fait pour mettre Maigret de bonne humeur. Comme tous les gros, il souffrait de la chaleur, et jusqu’à trois heures, chaque jour, c’était un soleil de plomb qui stagnait dans Paris.

À ce moment, le ciel se couvrait. Il y avait de l’électricité dans l’air, des coups de vent inattendus. La poussière des rues se mettait soudain à tourbillonner.

À l’heure de l’apéritif, c’était réglé : roulements de tonnerre, puis l’eau, en cataractes, crépitant sur l’asphalte, transperçant le vélum des terrasses, forçant les passants à s’abriter sur les seuils.

Ce fut le mercredi que, pris de la sorte par l’ondée, Maigret pénétra à la Taverne Royale. Un homme se leva pour lui tendre la main. C’était James, tout seul à une table, en face d’un pernod.

Le commissaire ne l’avait pas encore vu en tenue de ville. Il faisait un peu plus petit employé que dans ses costumes fantaisistes de Morsang, mais il gardait néanmoins quelque chose de funambulesque.

— Vous prenez quelque chose avec moi ?

Maigret était éreinté. Il y en avait pour deux bonnes heures à pleuvoir. Puis il faudrait passer quai des Orfèvres pour prendre les nouvelles.

— Un pernod ?

D’habitude, il ne buvait que de la bière. Mais il ne protesta pas. Il but machinalement. James n’était pas un compagnon désagréable et tout au moins avait-il une grande qualité : il n’était pas bavard !

Il restait là, bien installé dans son fauteuil de rotin, les jambes croisées, à regarder les gens qui passaient dans la pluie et à fumer des cigarettes.

Quand un petit crieur de journaux se montra, il lui prit un quotidien du soir, le parcourant vaguement, le tendit à Maigret en soulignant un entrefilet du doigt :

« Marcel Basso, le meurtrier du chemisier du boulevard des Capucines, n’a pas encore été retrouvé, malgré les actives recherches de la police et de la gendarmerie. »

— Qu’est-ce que vous en pensez, vous ? questionna Maigret.

James haussa les épaules, esquissa un geste indifférent.

— Vous croyez qu’il a gagné l’étranger ?

— Il ne doit pas être loin… Sans doute à rôder dans Paris.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Je ne sais pas. Je crois… S’il a fui, c’est qu’il avait son idée… Deux pernods, garçon !…

Maigret en but trois et il glissa tout doucement dans un état qui ne lui était pas habituel. Ce n’était pas l’ivresse. Par contre, ce n’était pas la lucidité absolue.

Un état assez agréable. Il était mou. Il se sentait bien à la terrasse. Il pensait à l’affaire sans s’inquiéter et même avec une sorte de plaisir.

James parlait de choses et d’autres, sans se presser. À huit heures exactement, il se leva, prononça :

— C’est l’heure ! Ma femme m’attend.

Maigret s’en voulut un peu du temps perdu et surtout de se sentir si lourd. Il dîna, passa à son bureau. Les gendarmeries n’avaient rien à signaler. La police non plus.

Le lendemain – c’était le jeudi – il poursuivit son enquête avec une même obstination exempte d’enthousiasme.

Recherches dans tous les dossiers vieux de dix ans. Mais rien qui semblât se rapporter à la dénonciation de Jean Lenoir !

Recherches, par ailleurs, dans les « sommiers ». Coups de téléphone aux maisons centrales et aux infirmeries spéciales dans le vague espoir de retrouver Victor, le compagnon tuberculeux dont le condamné avait parlé.

Beaucoup de Victor. Trop ! Et pas le bon !

À midi, Maigret avait des maux de tête, pas d’appétit. Il déjeuna place Dauphine, dans le petit restaurant où fréquentent presque tous les fonctionnaires de la police. Puis il téléphona à Morsang, où des agents étaient postés près de la villa des Basso.

Mais on n’avait vu personne. Mme Basso menait une vie normale, avec son fils. Elle lisait beaucoup de journaux. La villa n’avait pas le téléphone.

À cinq heures, Maigret sortait de la garçonnière de l’avenue Niel, où il n’avait rien trouvé mais où il était allé fureter à tout hasard.

Et machinalement, comme si c’était déjà une vieille habitude, il se dirigea vers la Taverne Royale, serra la main qui se tendait et se trouva assis à côté de James.

— Rien de neuf ? questionna celui-ci.

Et aussitôt, au garçon :

— Deux pernods !

L’orage était en retard sur l’horaire. Les rues restaient inondées de soleil. Des cars passaient, pleins d’étrangers.

— L’hypothèse la plus simple, celle que les journaux ont adoptée, murmura Maigret comme pour lui-même, c’est que Basso, attaqué par son compagnon pour une raison ou pour une autre, a saisi l’arme braquée sur lui et a tiré sur le chemisier…

— Oui, c’est idiot !

Maigret regarda James qui avait l’air, lui aussi, de parler pour lui-même.

— Pourquoi est-ce idiot ?

— Parce que, si Feinstein avait voulu tuer Basso, il s’y serait pris assez adroitement… C’était un homme prudent – Un bon joueur de bridge…

Le commissaire ne put réprimer un sourire, tant James disait tout cela sérieusement.

— Alors, à votre avis ?…

— Évidemment, je n’ai pas d’avis… Basso n’avait pas besoin de coucher avec Mado… On sent tout de suite, rien qu’à la voir, que c’est une femme qui ne lâche pas facilement un homme…

— Son mari s’était déjà montré jaloux ?

— Lui ?

Et ses yeux curieux cherchèrent Maigret, pétillèrent d’ironie.

— Vous n’avez pas encore compris ?

James haussa les épaules, grommela :

— Cela ne me regarde pas… Quand même, s’il avait été jaloux, il y a longtemps que la plupart des habitués de Morsang seraient morts…

— Ils ont tous été…

— N’exagérons rien… Ils ont tous… Enfin, Mado a dansé avec tout le monde… Et, en dansant, on s’enfonçait dans les fourrés…

— Vous aussi ?

— Je ne danse pas… répliqua James.

— Le mari devait fatalement s’apercevoir de ce que vous dites ?

Alors l’Anglais, avec un soupir :

— Je ne sais pas ! Il leur doit de l’argent à tous !

Regardé sous un certain angle, James avait l’air d’un imbécile ou d’un ivrogne abruti. Regardé autrement, il n’était pas sans dérouter.

— Tiens ! Tiens ! siffla Maigret.

— Deux pernods, deux !

— Oui… Mado n’a même pas besoin d’être au courant… C’est discret, Feinstein tape les amants de sa femme, sans avoir l’air de savoir, tout en y mettant une insistance équivoque…

Il n’y eut guère d’autres phrases échangées.

L’orage n’éclatait pas. Maigret but ses pernods, l’œil rivé à la rue où coulait la foule. Il était confortablement assis, la chair à l’aise, et son cerveau examinait mollement le problème tel qu’il se présentait maintenant.

— Huit heures !…

Et James lui serrait la main, s’en allait, juste au moment où l’ondée commençait.

Le vendredi, c’était déjà une habitude. Maigret alla à la Taverne Royale sans s’en rendre compte. À certain moment, il ne put s’empêcher de dire à James :

— En somme, vous ne rentrez jamais chez vous après le bureau ? De cinq à huit vous…

— Il faut bien avoir un petit coin à soi ! soupira l’autre.

Et ce coin-là, c’était la terrasse d’une brasserie, un guéridon de marbre, l’apéritif opalin et, pour horizon, la colonnade de la Madeleine, le tablier blanc des garçons, la foule, les voitures en mouvement.

— Il y a longtemps que vous êtes marié ?

— Huit ans…

Maigret n’osa pas lui demander s’il aimait sa femme. Il était persuadé d’ailleurs que James lui répondrait oui. Seulement, après huit heures ! Après le coin intime !

Est-ce que les relations des deux hommes ne commençaient pas à friser l’amitié ?

Ce jour-là, on ne parla pas de l’affaire. Maigret but ses trois pernods. Il avait besoin de ne pas voir la vie sous un jour trop cru. Il était assailli de petits tracas, de soucis mesquins.

C’était l’époque des vacances. Il devait s’occuper du travail de plusieurs collègues. Et le juge d’instruction chargé de l’affaire de la guinguette ne lui laissait pas de répit, l’envoyait interroger à nouveau Mado Feinstein, examiner les livres du chemisier, questionner les employés de Basso.

La Police judiciaire avait déjà trop peu d’hommes disponibles et il en fallait pour garder tous les endroits où le fugitif était susceptible de se présenter. Cela mettait le chef de mauvaise humeur.

— Vous n’en aurez pas bientôt fini avec cette plaisanterie-là ?… avait-il demandé, le matin.

Maigret était de l’avis de James. Il flairait la présence de Basso à Paris. Mais où s’était-il procuré de l’argent ? Ou bien alors comment vivait-il ? Qu’espérait-il ? Qu’attendait-il ? À quelle tâche se livrait-il ?

Sa culpabilité n’était pas prouvée. En restant prisonnier et en prenant un bon avocat, il pouvait espérer, sinon l’acquittement, du moins une condamnation légère. Après quoi il retrouvait sa fortune, sa femme, son fils.

Or, au lieu de tout cela, il fuyait, se cachait, renonçait par le fait à tout ce qui avait été sa vie.

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